La Cour d’appel de Paris précise l’étendue de la nullité encourue par les sentences rendues en violation du principe posé par l’arrêt Achmea Par Alexandre Malan (en collaboration avec Ekaterina Shalei, stagiaire)

mai 25, 2023

 

Par un arrêt en date du 6 mars 2018 (C‑284/16), rendue dans la désormais célèbre affaire Achmea, la Cour de justice de l’Union européenne s’était prononcée sur une question préjudicielle de la Cour fédérale de justice allemande visant la compatibilité entre une disposition permettant le recours à l’arbitrage en cas de litige opposant l’investisseur d’un État de l’Union européenne (« UE ») à un autre État de l’UE (telle que l’article 8 du traité bilatéral d’investissement entre le Royaume des Pays-Bas et la République fédérale tchèque et slovaque en cause) contenue dans un traité bilatéral d’investissement conclu entre deux Etats membres de l’Union européenne et les articles 344 (sur la compétence exclusive de la Cour de justice en matière d’application du droit de l’UE)  et 267 (sur la compétence exclusive de la Cour de justice en matière d’interprétation du droit de l’UE) du TFUE.

La Cour de justice avait conclu à une incompatibilité entre ces articles du TFUE et ces dispositions, en considérant que celle-ci conduit à porter atteinte à l’autonomie du droit de l’UE en établissant un mécanisme alternatif de résolution des différends qui ne peut pas garantir que les litiges pouvant mettre en cause l’application ou l’interprétation du droit de l’UE soient tranchés par un tribunal au sein du système juridique de l’UE.

Cet arrêt a eu d’importants retentissements dans le milieu de l’arbitrage puisque par cet arrêt la Cour de justice a marqué sa volonté de faire cesser les procédures d’arbitrage dans l’UE sur le fondement de traités bilatéraux d’investissement intra-européens ; la Commission européenne considérant que : « cela implique que toutes les clauses d’arbitrage entre investisseurs et états dans les TBI intra-UE sont inapplicables et que tout tribunal arbitral constitué sur la base de ces clauses est incompétent en raison de l’absence d’une convention d’arbitrage valide. Par conséquent, les juridictions nationales ont l’obligation d’annuler toute sentence arbitrale rendue sur cette base et de refuser de l’exécuter ».

La signature d’un accord le 5 mai 2020 à Bruxelles par 23 états membres portant extinction des TBI intra-européens a permis de donner effet à la jurisprudence Achmea.

Cependant, certains tribunaux arbitraux ne s’estiment pas nécessairement tenus par la jurisprudence de la Cour de justice et continuent de trancher des litiges sur le fondement de TBI intra-européens.

C’est dans ce contexte que les juridictions nationales se sont trouvées confrontées à des recours en annulation et c’est par deux arrêts en date du 19 avril 2022 (n° 20-13.085 et n° 20-14.581) que la Cour d’appel de Paris a annulé deux sentences arbitrales sur le fondement des TBI intra-européens.

Dans le premier arrêt, un recours en annulation (sur le fondement de l’article 1520-1° du Code de procédure civile) a été introduit le 16 septembre 2020 par la République de Pologne contre une sentence partielle ad hoc administrée par le CIRDI, et rendue à Paris le 4 mars 2020, par laquelle le tribunal arbitral s’était reconnu compétent.

Les deux sociétés autrichiennes défenderesses soutenaient que les parties avaient conclu une convention d’arbitrage individuelle ad hoc (« self-contained »), distincte et indépendante de l’offre d’arbitrage prévue par l’article 8 du TBI Pologne-Autriche. En effet, la Pologne a souscrit au projet conjoint d’ordonnance n°1, homologuée le 7 juillet 2015, contenant l’accord des parties de soumettre leur litige à l’arbitrage, de ce fait les défenderesses ont affirmé que le consentement à cette procédure d’arbitrage découle de cet accord qui reflète l’autonomie de la volonté des parties, les parties ayant expressément pris leurs distances à l’égard de l’offre d’arbitrage insérée dans le TBI notamment en choisissant elles-mêmes le siège de l’arbitrage et le calendrier de procédure.

Les défenderesses faisaient ainsi valoir que la seule volonté des parties suffit à valider la clause d’arbitrage et donc que l’accord consigné dans le protocole n°1 est valable au regard des règles matérielles du droit français de l’arbitrage international (basées sur le consentement des parties).

A titre subsidiaire, les sociétés soutenaient que cet article 8 était conforme au droit de l’UE en raison du fait qu’il ne pouvait y avoir généralisation de la jurisprudence Achmea, qu’en effet la procédure d’arbitrage de l’article 8 du TBI ne présente pas les caractéristiques de celle dont la Cour de justice a consacré l’incompatibilité avec le droit de l’UE dans l’affaire Achmea (l’offre d’arbitrage de l’article 8 du TBI Pologne-Autriche n’est pas unilatérale et le tribunal arbitral n’était pas susceptible d’interpréter ou d’appliquer le droit de l’UE).

Par ailleurs, les sociétés ont relevé le fait que l’Autriche n’avait pas signé l’accord de 2020 portant extinction des TBI intra-européens et que l’annulation de la sentence aurait des conséquences disproportionnées (atteinte à leur droit au procès équitable et à un recours effectif).

Dans ce premier arrêt la Cour d’appel a rejeté ces arguments et a considéré que « la CJUE a statué en termes généraux sur la contrariété au droit de l’union européenne des clauses de règlement des TBI entre Etats membres sans faire de distinction selon que la clause comporte ou non un renvoi au droit applicable ». La Cour d’appel a ainsi estimé que c’est à tort que le tribunal arbitral s’était déclaré compétent et a annulé la sentence sur le fondement de l’article 1520-1 du Code de procédure civile.

Dans le deuxième arrêt la République de Pologne a saisi la Cour d’appel de Paris d’un recours en annulation (sur le fondement de l’article 1520-1° du Code de procédure civile) le 15 octobre 2020 contre la sentence rendue le 3 février 2020 à Paris par laquelle le tribunal arbitral s’est déclaré compétent et a condamné la République de Pologne au paiement d’une somme d’environ 570 000 euros en réparation de la violation de l’article 2 du TBI Pologne-Tchéquie.

Les sociétés défenderesses tchèques soutiennent qu’est contraire aux principes de bonne foi et d’exécution de bonne foi des conventions d’arbitrage le comportement de la République de Pologne qui consiste à considérer que les principes de l’Union européenne sont contraires à ses principes constitutionnels, et qu’un tel comportement constitue un abus de droit commandant d’écarter la jurisprudence Achmea.

A titre subsidiaire, les sociétés soutiennent que la Pologne a valablement consenti à l’arbitrage et qu’a cet égard la compétence du tribunal arbitral doit être apprécié au regard de la commune volonté des parties sans qu’il soit nécessaire de se référer à une loi étatique (règle matérielle du droit international de l’arbitrage). Selon les sociétés, la jurisprudence Achmea ne pouvait s’appliquer car le risque identifié dans cet arrêt n’existait pas puisqu’en l’espèce le tribunal arbitral devait seulement appliquer le TBI, sans chercher à interpréter ou appliquer le droit polonais ou le droit de l’UE.

De manière similaire au premier arrêt, les défenderesses ont argué que l’annulation de la sentence entrainerait les mêmes conséquences disproportionnées à leur égard.

Dans ce deuxième arrêt la Cour d’appel a également rejeté ces arguments et annulé la sentence.

Par ces deux décisions la Cour d’appel de Paris a affirmé sa position de principe, qui s’aligne avec la décision Achmea au nom du principe de primauté du droit européen qu’elle applique strictement.

La Cour d’appel rejette ainsi toute tentative de différenciation des faits de l’affaire Achmea par les requérants qui leur aurait permis d’écarter la jurisprudence Achmea.

Cette position de la Cour d’appel est en contraste avec une décision de la Cour de district d’Amsterdam en date du 1er septembre 2022 dans laquelle la Cour refuse de mettre fin à une procédure arbitrale qui avait été engagée dans le cadre du TBI Pays-Bas-Pologne contre la Pologne à Londres ainsi que de statuer sur la compétence du tribunal arbitral (en vertu du principe compétence-compétence).

Contrairement à ce que soutenait la Pologne, la Cour a estimé que la poursuite de l’arbitrage n’était pas illégale puisqu’il y a de « fortes chances, que le tribunal arbitral se déclare compétent » puisque la procédure d’arbitrage est intervenue avant l’entrée en vigueur de l’accord du 5 mai 2020 mais également parce que l’action en annulation relève des juridictions anglaises du siège de l’arbitrage, le Royaume-Uni qui n’étant pas lié par le droit de l’UE (donc une sentence arbitrale dans cette affaire ne sera pas automatiquement annulée pour cause d’incompétence) et qu’en l’espèce la République n’a pas suffisamment démontré son intérêt urgent à faire droit à cette demande, le juge néerlandais statuant en référé.

La généralisation opérée par la Cour d’appel de Paris interroge : pourquoi la seule volonté des parties, indépendante de tout TBI, ne suffirait-elle pas à légitimer la compétence des arbitres et nécessairement la validité de la sentence, alors qu’il s’agit d’une règle matérielle de l’arbitrage international (cf arrêt Dalico de 1993) ?

De même, la désignation d’un siège d’arbitrage en dehors de l’UE ne permet-elle pas de préserver la liberté des arbitres à se reconnaitre compétents sur le fondement d’un TBI, dès lors que le juge du siège n’est pas tenu par les décisions de la CJUE?