Suspension du référendum du 22 avril 2020 sur la réforme constitutionnelle en Russie par Me Frédéric Bélot et Irina Okhotina

avril 10, 2020

Quels sont les amendements concernant l’exécution des décisions de justice étrangères et des sentences arbitrales internationales en Russie prévus dans cette réforme constitutionnelle ?

Le 15 janvier 2020, dans son discours sur l’état de l’Union, le Président Russe, Vladimir Poutine, a proposé un certain nombre d’amendements à la Constitution de 1993 de la Fédération de Russie. Certains de ces amendements concernent la place du droit international dans le système juridique russe et ont des effets importants sur l’arbitrage international en Russie.

A ce jour, ces amendements ont été approuvés par les deux chambres du Parlement et la Cour Constitutionnelle russe, laquelle a aussi rendu un avis favorable. Cependant, pour que cette réforme constitutionnelle puisse être définitivement adoptée, encore faut-il que se tienne un référendum pour finaliser le processus d’adoption. Celui-ci, qui était prévu pour le 22 avril 2020, a été reporté sine die suite à la crise sanitaire.

Dans le cadre de cet article, nous nous focaliserons sur les amendements qui visent à garantir la primauté de la Constitution russe sur les traités internationaux et les décisions des organes internationaux (I) ; ainsi qu’à donner le pouvoir à la Cour Constitutionnelle russe de statuer sur le caractère exécutoire des décisions arbitrales étrangères imposant des obligations à la Fédération de la Russie (II).

La primauté de la Constitution russe sur les traités internationaux et les décisions des organes internationaux (I)

Dans son discours, le Président Russe a proposé un amendement qui « garantira directement la primauté de la Constitution dans le système du droit russe », en faisant valoir que la Constitution russe devait prévoir que les traités internationaux et les décisions des organes internationaux ne devaient pas être valables sur le territoire russe, s’ils étaient contraires à la Constitution de la Fédération de Russie.

Cette proposition est pour le moins surprenante, car la Constitution actuelle de la Fédération de Russie prévoit déjà que la Constitution prime sur les traités internationaux. L’article 15, paragraphe 1, de la Constitution dispose que « la Constitution de la Fédération de Russie a la plus haute valeur juridique ». Il dispose également que les lois et autres réglementations légales ne doivent pas contredire la Constitution.

Cependant l’article 15, paragraphe 4, dispose que « les principes et normes généralement reconnus du droit international et des traités internationaux de la Fédération de Russie font partie intégrante de son système juridique ». La même disposition précise également que les traités internationaux prévalent sur les lois de la Fédération de Russie en cas de conflit. Bien que l’article 15 ne le dise pas expressément, s’il est lu dans son ensemble, il prévoit que même si les traités internationaux prévalent sur les lois, la Constitution a toujours la plus haute force juridique. Cette interprétation de la Constitution actuelle est soutenue par la Cour constitutionnelle russe elle-même, qui a le pouvoir d’interpréter la Constitution .

En outre, l’amendement proposé semble impossible à introduire sans l’adoption d’une nouvelle Constitution parce qu’il nécessiterait des modifications de l’article 15 de la Constitution, qui fait partie du chapitre I de la Constitution et ne peut être changé que par l’Assemblée constitutionnelle.
Certains experts nationaux estiment que l’amendement proposé par le Président Vladimir Poutine vise à créer ou plutôt à renforcer le mécanisme de non-exécution des décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contre la Russie.

Cette explication est cependant improbable, car l’amendement proposé par le Président russe aurait peu de chance d’avoir un impact sur l’exécution déjà faible des décisions de la CEDH en Russie. En outre, la Cour constitutionnelle russe a déjà rendu une décision précisant que la Russie pouvait ne pas exécuter les décisions de la CEDH dans certains cas, y compris dans l’affaire Yukos (notamment en reconnaissant la souveraineté des États comme norme de jus cogens) .

En outre, en 2015, le Parlement russe a adopté une loi habilitant la Cour constitutionnelle russe à déclarer les décisions des organes internationaux des droits de l’homme comme « non-exécutoire », lorsque ces décisions sont incompatibles avec la Constitution. Ainsi, il est peu probable que le nouvel amendement à la Constitution vise à permettre à la Russie d’échapper les décisions de la CEDH, étant donné que l’exécution des décisions de la CEDH en Russie est déjà entravée depuis un certain temps.

Alors, pourquoi inclure l’amendement, qui n’apportera pas de changements réels au statut du droit international dans le système juridique interne russe ou au mécanisme d’application des décisions des juridictions internationales ?

L’amendement voulu par le Président Poutine semble être purement symbolique. Sa déclaration signale à la fois à la communauté internationale et à l’électorat national la manière dont la Russie traitera les décisions potentiellement défavorables des cours et tribunaux internationaux, par exemple, dans les affaires portées par l’Ukraine.

Outre la CEDH, l’Ukraine a engagé des poursuites contre la Russie devant la Cour internationale de Justice, deux tribunaux constitués en vertu de l’annexe VII de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et le système de règlement des différends de l’OMC. En outre, un examen préliminaire de la situation dans l’est de l’Ukraine et en Crimée est en cours par la Cour pénale internationale, ce qui pourrait mener à une enquête à l’avenir. Les investisseurs ukrainiens en Crimée ont également engagé un certain nombre d’arbitrages en matière d’investissement.

Le pouvoir de la Cour Constitutionnelle de statuer sur le caractère exécutoire des décisions arbitrales étrangères imposant des obligations à la Fédération de la Russit (II)

Un autre amendement à la Constitution vise à attribuer à la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie le pouvoir de régler les questions du caractère exécutoire des décisions arbitrales étrangères et de leur contrariété à la Constitution.

« La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie résout également la question du caractère exécutoire des décisions des organes interétatiques adoptées sur la base des dispositions des traités internationaux de la Fédération de Russie dans leur interprétation contraire à la Constitution de la Fédération de Russie, ainsi que de la possibilité de l’exécution d’une décision d’un tribunal étranger ou international (interétatique), d’un tribunal arbitral étranger ou international (arbitrage) imposant des obligations à la Fédération de Russie, si cette décision est contraire à l’ordre public de la Fédération de Russie », a déclaré l’amendement.

En principe, les motifs du refus de la reconnaissance ou de l’exécution des sentences arbitrales étrangères et de l’exécution des sentences arbitrales nationales sont identiques et reflètent l’article V de la Convention de New York (ratifié par la Russie le 24 aout 1960).

En outre, une sentence ne peut être portée en appel, mais peut être contestée devant les tribunaux nationaux, les motifs de la contestation étant identiques à ceux prévus à l’article V de la Convention de New York de 1958. L’article V la Convention de New York reconnaît cinq motifs pour lesquels la reconnaissance et l’exécution d’une sentence peuvent être refusées sur requête de la partie contre laquelle elle est invoquée: l’incapacité des parties, l’invalidité de la convention d’arbitrage, la méconnaissance des procédures régulières, un différend non visé par la convention d’arbitrage, l’incompétence du tribunal arbitral et l’annulation ou la suspension d’une sentence dans le pays dans lequel, ou d’après la loi duquel, elle a été rendue.

La Convention retient également deux autres motifs pour lesquels un tribunal peut, de sa propre initiative, refuser de reconnaître une sentence et d’en accorder l’exécution : l’inarbitrabilité et la contrariété à l’ordre public.

Par conséquent, l’amendement constitutionnel proposé qui porte sur la possibilité de la non-exécution en Russie d’une sentence arbitrale étrangère pour le motif de la contrariété à l’ordre public n’est pas en soi contraire à l’article V de la Convention de New York.

Ce motif d’ordre public est déjà souvent invoqué pour s’opposer à l’exécution des sentences arbitrales en Russie. Dans la pratique, les tribunaux russes ne refusent généralement pas l’exécution pour ce motif, bien que dans certains cas ceux-ci donnent une lecture extensive de cette exception. L’Association Russe de l’Arbitrage, qui a mené une étude sur l’application de la Convention de New York de 1958 en Russie entre 2008 et 2017, a constaté que, sur 472 demandes de reconnaissance et d’exécution au total, 45 demandes ont été rejetées et 49 n’ont pas été examinées principalement pour des raisons procédurales.

La portée de la notion d’ordre public est donc assez particulière dans la jurisprudence des cours russes. Par exemple, dans l’affaire Banwell International Limited c Roshelf LLC , le tribunal de première instance, a jugé que la sentence violait l’ordre public russe et a refusé ainsi son exécution. Il a conclu que la Russie était l’ultime propriétaire véritable (beneficial owner) de Roshelf et des actions de Lotos, qui faisaient l’objet du gage. Par conséquent, l’exécution d’une sentence pouvait être préjudiciable au budget de l’État russe, car les fonds seraient transférés à une société étrangère. Cette décision a été confirmée par la cour d’appel et la cour suprême russe.

En tout état de cause, les amendements proposés dans la Constitution même s’ils sont assez symboliques au regard de l’état du droit positif actuel russe risquent d’éloigner un peu plus la Russie de la communauté internationale et d’heurter la confiance des investisseurs étrangers. La possibilité de recourir à l’arbitrage international étant une garantie essentielle pour assurer les investisseurs dans le respect de leurs droits, son absence peut dissuader des partenaires potentiels de venir en Russie et augmente l’écart entre la Russie et l’Occident.