Sanction record de plus d’un milliard d’euros infligée à Apple pour des faits d’entente et d’abus de dépendance économique - Commentaire de la décision de l'Autorité de la concurrence du 16 Mars 2020 - par Me Marc Adenis-Lamarre et Irina Okhotina

avril 17, 2020

Par une décision rendue le 16 mars 2020 dont le numéro et le texte seront ultérieurement publiés, l’Autorité française de la concurrence (« l’Autorité ») a infligé à Apple et à deux de ses grossistes une amende d’un montant total de 1,24 milliard d’euros.

Plus précisément, l’Autorité a sanctionné Apple à hauteur de 1,1 milliard d’euros et, deux de ses grossistes, les sociétés Tech Data et Ingram Micro, respectivement à hauteur de 76,1 millions et 62,9 millions pour des pratiques d’entente et d’abus de dépendance économique. La sanction prononcée à l’encontre d’Apple constitue la plus lourde amende jamais infligée par l’Autorité à l’encontre d’une entreprise. Elle s’explique notamment par les modalités de calcul des amendes prévues par le communiqué sanctions de l’Autorité du 16 mai 2011, qui prennent notamment pour assiette de la sanction le chiffre d’affaires mondial hors taxes – très élevé s’agissant d’Apple – ainsi que par la gravité des infractions au droit de la concurrence commises par les entreprises concernées.

Apple, Tech Data et Ingram Micro ont été sanctionnés par l’Autorité, à la suite de la saisine de celle-ci en 2012 par un revendeur d’Apple, pour avoir commis trois pratiques anticoncurrentielles :

– Une pratique d’entente portant sur la restriction de clientèle des grossistes commise par Apple, Tech Data et Ingram Micro,
– Une pratique, commise par Apple, de prix de revente imposés aux détaillants revendeurs premium (Apple Premium Resellers dits APR), c’est-à-dire, les distributeurs de produits Apple spécialisés haut de gamme,
– Une pratique, commise par Apple, d’abus de dépendance économique vis-à-vis des revendeurs premium (APR).

Selon l’article L. 420-1 du code de commerce, sont prohibées les ententes expresses ou tacites, notamment lorsqu’elles tendent à limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ou à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché.

Par ailleurs, l’article L. 420-2 du code de commerce sanctionne, outre l’abus de position dominante entravant le jeu de la concurrence, l’abus de dépendance économique, c’est-à-dire l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur, et ce dès lors qu’une telle exploitation est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence.

Par sa décision du 16 mars 2020, l’Autorité a sanctionné deux pratiques d’ententes (la restriction de clientèle des grossistes et les prix de revente imposés) et une pratique d’abus de dépendance économique.

Sur la pratique d’entente caractérisée par une restriction de clientèle des grossistes

Sur le fondement de l’article L. 420-1 du code de commerce, l’Autorité a sanctionné Apple et deux de ses grossistes, Tech Data et Ingram Micro, pour avoir mis en œuvre une pratique d’entente empêchant la concurrence entre les distributeurs sur le marché de gros des produits Apple.

L’Autorité a caractérisé la restriction de concurrence par la répartition de clientèles et de marchés opérée par Apple entre deux de ses grossistes, Tech Data et Ingram Micro, à travers l’indication à ces derniers des quantités de produits devant être livrées à chaque revendeur.

Cette pratique a permis à Apple de contrôler l’approvisionnement des revendeurs directs et des revendeurs indirects, c’est-à-dire ceux s’approvisionnant auprès des grossistes. Or, ces grossistes auraient dû avoir la possibilité de décider librement de leur politique commerciale. Par conséquent, cette pratique d’entente a nui au marché français de gros et empêché la concurrence entre les grossistes eux-mêmes et entre les grossistes et Apple.

L’Autorité a également sanctionné les grossistes Tech Data et Ingram Micro à hauteur de 139 millions d’euros pour avoir accepté et mis en œuvre les mécanismes d’allocation de produits et de clientèle élaborés et pilotés par Apple, au lieu de déterminer librement leur politique commerciale.

Sur la pratique par Apple de prix de revente imposés à ses revendeurs premium

L’Autorité a ensuite mis en évidence une pratique des prix imposés par Apple aux détaillants revendeurs premium (APR).

Cette pratique consistait en l’incitation par Apple auprès de ses APR à adopter les mêmes prix que ceux pratiqués dans les Apple Stores et sur le site internet d’Apple, ainsi qu’en le contrôle des promotions pratiquées par les APR. Le contrôle était effectué par le biais des clauses contractuelles très contraignantes portant sur l’usage de la marque dans les supports de communication et marketing et dont le non-respect permettait à Apple d’invoquer un motif de rupture immédiate du contrat d’APR sans délais de préavis.

Ainsi, les APR ne disposaient pas de la possibilité en œuvre des promotions sur les produits Apple, et ne pouvaient donc pas déterminer les modalités et les conditions de ces promotions. Enfin, ils étaient sanctionnés si la politique des promotions n’était pas conforme aux conditions imposées par Apple.

Cette pratique, sanctionnée au titre de la prohibition des ententes prévue par l’article L. 420-1 du code de commerce, a entraîné, pour les consommateurs finaux, un alignement des prix de vente des produits Apple sur près de la moitié du marché de détail des produits Apple.

Sur la pratique d’abus de dépendance économique pratiquée par Apple vis-à-vis de ses revendeurs premium

Par sa décision du 16 mars 2020, l’Autorité a également sanctionné un abus de dépendance économique commis par Apple vis-à-vis des revendeurs premium.

Sur l’état de dépendance économique des revendeurs premium vis-à-vis d’Apple

L’état de dépendance économique de ces revendeurs vis-à-vis d’Apple se manifestait par l’imposition de la vente quasi exclusive des produits Apple et l’interdiction, pendant la durée des contrats en cause et jusqu’à six mois après leur terme, d’ouvrir tout magasin spécialisé dans la vente exclusive d’une marque concurrente sur tout le territoire européen.

Cette absence d’alternative ne permettait pas aux APR de développer d’autres marques et rendait leur commerce extrêmement dépendant d’Apple de sorte que presque toute leur clientèle était attachée aux produits Apple et tout leur personnel était formé pour la vente des produits Apple.

Sur l’abus par Apple de cet état de dépendance économique

Selon l’Autorité, Apple a abusé de l’état de dépendance économique des APR par les retards ou les absences d’approvisionnement mis en place lors du lancement de nouveaux produits ainsi que par le désavantage subi par les APR par rapport aux Apple Stores et au site de vente en ligne d’Apple, toujours alimentés, pour leur part, en temps et en heure, en produits Apple. Autrement dit, les APR n’étaient pas en mesure de répondre aux besoins de leur clientèle, tandis que le réseau des Apple Stores et des « Retailers » était, lui, régulièrement approvisionné.

L’abus commis par Apple s’est également caractérisé par une incertitude sur les conditions commerciales, compte tenu de la politique de remises et d’encours mise en œuvre par Apple. À cet égard, l’un des APR, Acti Mac, a par exemple déclaré : « Étant régulièrement alimentés de manière minimaliste, nous ne pouvons pas nous engager à livrer nos clients qui, de guerre lasse, finissent par ne même plus nous solliciter en commandant soit sur le Store, soit en allant dans l’ARS [Apple Store] le plus proche ». Un autre APR a également relevé : « Nous ne savons jamais quand un nouveau produit va être lancé, en général il y a des rumeurs (…) ».

Ces facteurs, et tout particulièrement, le traitement discriminatoire, les retards et le refus d’approvisionnement, ont entrainé un déséquilibre entre Apple et les APR, et ont été considérés par l’Autorité comme allant au-delà de ce qu’un acteur économique peut raisonnablement attendre d’un partenaire commercial.

Ces traitements discriminatoires ont ainsi abouti, selon l’Autorité, à l’affaiblissement, et dans certains cas, à l’éviction de certains APR, comme la société eBizcuss à l’origine de la saisine de l’Autorité en 2012 dans cette affaire. Ces discriminations ont donc été sanctionnées par l’Autorité.

Cette décision de sanction prononcée par l’Autorité semble s’inscrire dans la lutte amorcée par la commission européenne et d’autres autorités nationales de concurrence en Europe et dans le monde contre les abus des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). À cet égard, l’Autorité française de la Concurrence avait déjà, par une décision du 19 décembre 2019, infligé à Google une amende de 144 millions d’euros pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la publicité en ligne.

Le caractère emblématique de la décision Apple du 16 mars 2020 réside néanmoins dans le montant record de l’amende infligée à Apple – 1,1 milliard d’euros – lequel s’explique par la gravité des pratiques commises par celle-ci – l’Autorité tend à se montrer extrêmement sévère vis-à-vis des pratiques d’abus de dépendance économique – et par le poids économique considérable d’Apple, notamment incarné par un chiffre d’affaires mondial et une capitalisation boursières très élevés.