Et si AXA avait les moyens de gagner sur le fond du litige qui l’oppose aux restaurateurs ayant souscrit des contrats d’assurance prévoyant une indemnisation des pertes d’exploitation en cas de « fermeture administrative » ?
L’issue de la procédure de référés engagée devant le Tribunal de Commerce de Paris dans l’affaire AXA c. Maison Rostang paraissait prévisible. De fait, si la police d’assurance prévoit bien l’indemnisation des pertes découlant d’une fermeture administrative du restaurant, il paraît compliqué, c’est peu dire, de débattre des circonstances ayant pu conduire à une telle fermeture, ou encore de l’autorité l’ayant ordonné. Si le contrat est clair, la provision sollicitée en référés paraît légitime.
La lecture de l’ordonnance de référé rendue par le Tribunal de Commerce de Paris le 22 mai 2020 confirme d’ailleurs cette analyse « à chaud », et les critiques contre le juge qui l’a rendue a encourues paraissent un peu injustes (même si, sur la forme, le juge eût pu s’abstenir de qualifier certains arguments d’AXA de « fantaisistes », alors qu’ils ne l’étaient certainement pas et que les positions tranchées autour de ce litige auraient justifié de n’en pas plus ajouter…).
On sait que la position « médiatique » d’AXA, avant que l’ordonnance ne soit rendue, était de soutenir que la pandémie, par son ampleur, et surtout le fait que la totalité des établissements d’hôtellerie restauration était visée, ne pouvait être garantie, car la définition même de l’assurance est de faire couvrir un sinistre individuel par la communauté des assurés, autrement dit que l’assurance repose sur le principe de la mutualisation du risque. En somme, un risque systémique serait la négation de l’aléa, qui est nécessaire à la validité du contrat d’assurance. Il ne serait donc pas assurable.
L’argument était fragile. En effet, d’une part, si l’aléa existe lors de la signature du contrat, il importe peu qu’il disparaisse en cours de contrat (sauf si c’est l’assuré lui-même qui, par sa faute, l’a fait disparaître). En outre, il n’est pas sûr que la mutualisation du risque soit constitutive de la définition même du contrat d’assurance. De fait la CJUE, dans une décision du 16 juillet 2015 (CJUE, Mapfre, n°C-584/13), a indiqué (sans doute de façon contestable) que la mutualisation du risque ne participe pas de la définition de l’opération d’assurance. De fait, il n’apparaît pas que l’argument ait été effectivement plaidé par les avocats d’AXA.
Il est un argument dont on n’a pas (ou peu ?) parlé. L’article 1195 du Code civil a introduit l’imprévision à la faveur de la réforme du code civil de 2016. On sait que l’imprévision est « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque ». Or, pourquoi l’assureur, contractant a priori comme un autre, ne pourrait-il pas se prévaloir de l’imprévision pour faire valoir qu’il ne pouvait anticiper les circonstances qui ont conduit au déséquilibre du contrat au point de le rendre économiquement insupportable ? L’aspect excessivement onéreux résulterait du péril que représenterait l’exercice massif par les assurés de leurs recours. Quant à l’imprévision, elle résulterait de l’impossibilité d’anticiper l’intervention du gouvernement (et même des autorités de la plupart des pays dans le monde) pour ordonner la fermeture de tous les commerces « non essentiels » afin de lutter contre la pandémie (et non de la pandémie elle-même, dont on ne peut dire qu’elle est imprévisible). L’article L113-2 du code des assurances permet à l’assureur d’anticiper les risques spécifiques en obligeant l’assuré à déclarer les risques qui lui sont propres, en remplissant un questionnaire. Mais précisément, si le risque ne fait pas partie de ceux qui ont pu être anticipés, il n’entre pas dans les prévisions du contrat, et il n’y a alors pas de raison de le soustraire au droit commun, et donc de la faculté de se prévaloir de l’imprévision si les conditions en sont réunies. C’est du moins l’opinion du professeur Kullman dans une chronique remarquée publiée dans la RGDA en 2018 (RGDA, janv. 2018, n°115, p. 67). Reste évidemment de la difficulté d’envisager les conséquences d’une telle invocation, puisque le texte de l’article 1195 prévoit l’obligation pour les parties de renégocier le contrat, le cas échéant en confiant au juge la mission d’imposer une adaptation de celui-ci ou d’autoriser sa résiliation. Pour le Professeur Mayaux (RGDA, 2017, n°114, p. 87), c’est là un obstacle à la mise en œuvre de ce texte à l’assurance, car l’adaptation ou la résiliation ne peuvent, a priori, être rétroactives.
En définitive, l’objet de l’assurance, qui est la mutualisation du risque, non pris en charge directement par la loi ou le juge, pourrait l’être par le détour du droit commun des contrats.
On gagera qu’un tel débat ne nous apparaîtrait pas dénué de tout fondement devant les juges du fond. A ce titre, il aurait sans doute pu permettre, devant le juge des référés, d’être la « contestation sérieuse » requise pour permettre de rejeter l’allocation d’une provision sur l’indemnité demandée.