La CJUE dans l’approximation

mai 15, 2020

C’est à propos d’un appel en garantie de l’assureur que la filiale du souscripteur, une société Lettone, assurée par un assureur Letton dans le cadre d’un contrat d’assurance couvrant l’ensemble des sociétés du groupe, assigne cet assureur devant un tribunal en Lituanie, ou elle avait elle-même été assignée en responsabilité professionnelle.

L’assureur ayant soulevé la clause attributive de juridiction stipulée en faveur des juridictions Lettones, la juridiction suprême Lituanienne fait un recours préjudiciel devant la CJUE, posant la question suivante : « Convient-il d’interpréter l’article 15, point 5, et l’article 16, point 5, du règlement [n° 1215/2012] en ce sens que, s’agissant d’une assurance couvrant un “grand risque”, la clause attributive de [juridiction] figurant dans le contrat d’assurance conclu entre le preneur d’assurance et l’assureur peut être opposée à l’assuré couvert par ce contrat, qui n’a pas expressément souscrit à ladite clause et qui est domicilié dans un [État membre autre que celui du domicile du] preneur d’assurance et [de] l’assureur ? ».

Les articles 15 et 16 du Règlement 1215/2012 prévoient la possibilité, pour les grands risques, de prévoir une clause attributive de juridiction dérogatoire à l’article 11, qui permet à l’assuré, pour les autres types de risques, de saisir la juridiction du lieu de son domicile. La justification de ces articles est que, si en général il est utile de protéger une partie réputée faible en lui permettant de saisir la juridiction de son domicile, ceci ne se justifie pas pour les grands risques, pour lesquels l’assuré est en pouvoir de négocier avec l’assureur. Cependant, que se passe-t-il pour les grands risques, lorsque la police a été souscrite par la maison mère pour le compte de ses filiales, comme c’était le cas en l’espèce.

La solution donnée par la CJUE, dans son arrêt du 27 févr. 2020, aff. C-803/18, AAS Balta   ne satisfait pas. Elle estime que « l’article 15, 5°, qui prévoit qu’il peut être dérogé aux règles de compétence édictées en matière d’assurance s’agissant des « contrats d’assurance » portant sur des grands risques « ne visait nullement à rendre de telles clauses attributives de juridiction opposables à des tiers ». Elle en déduit que la clause ne peut être étendue à la filiale, analysée ici comme tiers au contrat.

Certes, cette jurisprudence est conforme à sa position traditionnelle, très réticente à étendre aux tiers les clauses attributives de juridictions. Ainsi, toujours dans le domaine des assurances, elle refuse d’admettre que le tiers victime agissant contre l’assureur dans le cadre d’une action directe puisse se voir opposer la clause de juridiction (v. notre commentaire récent à propos d’un arrêt de la CJUE Hassens Havn v. Navigator Management du 13 juillet 2017). Cependant, la filiale du souscripteur, se prévalant du contrat d’assurances, est-elle assimilable à un tiers au contrat ? Poser la question c’est y répondre. Une assurance souscrite par la maison mère pour le compte de ses filiales est une forme de stipulation pour autrui. Au moment où la filiale se prévaut du contrat, elle en accepte les clauses, y compris celles qui sont susceptibles de limiter son recours (clauses d’exclusion, clause attributive de juridiction).

La Cour de cassation française accepte la stipulation pour autrui avec charge, considérant que le tiers, lorsqu’il se prévaut du contrat, en a nécessairement accepté les charges qui pèsent sur son action (v. G. Venandet, La stipulation pour autrui avec obligation acceptée par le tiers bénéficiaire, Semaine Juridique Notariale et Immobilière n° 2, 12 Janvier 1990, 100067). A cet égard, le cas des assurances groupe (le tiers bénéficiaire étant tenu, sans conteste, de payer la prime, alors même qu’il n’est pas lui même souscripteur) peut être transposé aux assurances souscrites dans le cadre des groupes de société. De même, l’article L121-1 du Code des assurances, sur les assurances de pour compte de tiers, ne prévoit-il pas expressément que  « les exceptions que l’assureur pourrait lui opposer sont également opposables au bénéficiaire du contrat, quel qu’il soit » ? C’est admettre qu’il n’est pas un tiers tout à fait comme les autres, puisque certaines clauses du contrat lui sont opposables.

Le raisonnement de la CJUE est donc non seulement contestable juridiquement, mais surtout très dommageable du point de vue assuranciel, car il remet gravement en cause la prévisibilité nécessaire à la négociation des clauses du contrat. En obligeant l’assureur à plaider ailleurs que ce qu’il a négocié avec le souscripteur, il augmente les coûts administratifs du contrat, et donc la prime. Il n’est pas certain que la CJUE ait pris en compte la spécificité et la complexité du contrat d’assurance couvrant les grands risques (sur cet arrêt v. aussi l’analyse dans l’Argus de l’Assurance).