Dans un arrêt du 4 mars 2020 (n°18-22.019), la première chambre civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 27 mars 2018, en limitant la présomption de renonciation d’une partie à se prévaloir d’une irrégularité issue l’article 1466 du Code de procédure civile.
En l’espèce, deux sociétés de droit indien avaient conclu un contrat commercial comportant une clause compromissoire. Cette clause stipulait que le siège de l’arbitrage serait situé à New Delhi et que la procédure d’arbitrage serait conduite conformément aux règles et procédures de la Chambre de commerce internationale (CCI) ou de la Commission des Nations-Unies pour le droit commercial international (CNUDCI).
Suite à un différend entre les deux sociétés, l’une avait saisi la CCI d’une demande d’arbitrage aux fins de constitution du tribunal arbitral. L’autre société avait protesté contre l’intervention de la CCI en raison de l’absence d’accord des parties sur le règlement CCI, et a saisi sans succès le juge d’appui indien.
La poursuite de la procédure arbitrale ayant été décidée par la CCI, une sentence avait été rendue le 14 septembre 2015. Cette sentence arbitrale était revêtue de l’exequatur le 22 octobre 2015 par une ordonnance du tribunal de grande instance de Paris, dont la société demanderesse a interjeté appel le 9 février 2016.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 27 mars 2018, a confirmé l’ordonnance d’exequatur de la sentence arbitrale. Dans sa décision, la Cour d’appel a rejeté l’argumentation de la société demanderesse qui soutenait que la clause compromissoire exprimait la volonté des parties de recourir à un arbitrage ad hoc. Le renvoi dans la clause aux règles et procédures de la CCI ou de la CNUDCI ne concernait, selon la demanderesse, que l’encadrement de la procédure après désignation des arbitres et excluait donc toute administration préalable de l’arbitrage par une institution. L’administration de l’arbitrage par la CCI aurait ainsi privé la société demanderesse de son droit de désigner un arbitre. Par conséquence, le tribunal arbitral serait irrégulièrement composé et incompétent selon elle.
Dans son arrêt, la Cour d’appel de Paris s’est appuyée sur l’article 1466 du Code de procédure civile, étendu par l’article 1506-3° du même Code à l’instance arbitrale internationale, qui dispose que « la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s’abstient d’invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir ». Pour la Cour d’appel, « c’est au regard de l’argumentation développée devant les arbitres, et non des péripéties procédurales antérieures ou parallèles à l’instance arbitrale, qu’il convient d’apprécier si une partie est présumée avoir renoncé à se prévaloir d’une irrégularité ».
La société demanderesse interjetant appel avait invoqué au préalable devant les arbitres le caractère pathologique de la clause compromissoire. Selon elle, la clause était inapplicable du fait de sa référence à deux règlements d’arbitrage, puisqu’elle ne contenait aucune disposition sur les modalités de choix entre les deux.
La Cour d’appel a considéré que les arbitres avaient été invités à se prononcer seulement sur le caractère pathologique de la clause, « et non sur le fait que le règlement d’arbitrage de la CCI serait divisible et qu’un contrat pour l’administration de l’arbitrage n’aurait pas été conclu ». Devant la Cour d’appel, le moyen de la société demanderesse ne concernait que l’irrégularité de la composition du tribunal arbitral, puisqu’elle avançait que le règlement CCI était inapplicable à la constitution du tribunal. Ainsi, l’interprétation de la clause compromissoire qui était soumise au juge de l’exequatur, faisant référence à la composition irrégulière du tribunal arbitral, était contradictoire avec celle qui avait été présentée aux arbitres, laquelle faisait référence au caractère pathologique de la clause compromissoire.
Suite à la confirmation de l’ordonnance d’exequatur de la sentence arbitrale par la Cour d’appel de Paris, la société demanderesse s’est pourvue en cassation. Dans son pourvoi, la demanderesse a soutenu que son interprétation de la clause compromissoire, soulevée préalablement au cours du processus de constitution du tribunal arbitral et écartée par la CCI, ne saurait constituer une contradiction valant renonciation à se prévaloir de l’irrégularité de la composition du tribunal, car ses deux argumentations ont été présentées de façon successive et complémentaire à deux étapes différentes de la procédure d’arbitrage.
La Cour de cassation a accueilli cette demande et a cassé l’arrêt de la Cour d’appel au visa des articles 1466 et 1506-3° du Code de procédure civile. Elle affirme que l’invocation par la société demanderesse, devant le tribunal arbitral, « du caractère pathologique de la clause prévoyant une procédure d’arbitrage conduite conformément aux règles et procédures de la CCI ou de la CNUDCI emportait nécessairement contestation de la régularité de la composition du tribunal arbitral ».
Ainsi, l’argumentation soutenue par la société demanderesse devant le juge de l’exequatur, selon laquelle la clause compromissoire visait un arbitrage ad hoc sans intervention de la CCI dans la désignation des arbitres, n’était pas contradictoire par rapport à celle qu’elle avait développée devant le tribunal arbitral.
Les clauses d’arbitrage pathologiques, mal rédigées, sont généralement une source d’ambiguïté concernant la volonté des parties de soumettre leur différend entre un tribunal arbitral ou une juridiction étatique. Assez originalement dans cet arrêt, l’ambiguïté se situait dans le choix d’un arbitrage ad hoc ou d’un arbitrage institutionnel, dans la mesure où la clause d’arbitrage pathologique prévoyait de manière équivoque la possibilité pour les parties de recourir au règlement de la CCI ou à celui de la CNUDCI.
Cet arrêt offre un bel exemple jurisprudentiel d’une clause pathologique et d’une solution judicieuse. L’intention des parties de se soumettre à l’arbitrage était claire, la clause n’avait pas besoin d’être sauvée par le juge d’appui. Cependant, elle restait pathologique dans la mesure où le tribunal arbitral avait été irrégulièrement constitué : cette difficulté devait être obligatoirement résolue par le juge.
Contrairement au raisonnement de la Cour d’appel, le demandeur n’a pas à soulever l’irrégularité de la composition du tribunal arbitral devant les arbitres dès lors qu’il a soulevé en temps utile le caractère pathologique de la clause d’arbitrage.
Si la nature de l’irrégularité soulevée par le demandeur (caractère pathologique de la clause ou composition irrégulière du tribunal) est sans importance sur son absence de renonciation à s’en prévaloir, il doit néanmoins toujours l’invoquer « en temps utile ». Cette notion, présente dans les dispositions de l’article 1466, détermine à quel moment une partie est présumée avoir renoncé à se prévaloir d’une irrégularité.
Surtout, le caractère pathologique de la clause d’arbitrage seul suffit à rendre défaillante la désignation des arbitres. Les parties sont rappelées à l’ordre : si leur volonté n’est pas établie par écrit avec clarté et précision, rendant ainsi leur clause compromissoire pathologique, elles seront confrontées à des irrégularités procédurales graves lors de l’arbitrage. La clause compromissoire étant le socle de l’arbitrage, elle devient inopérante pour la Cour de cassation dès lors qu’elle est altérée par l’écriture « malade » de la volonté des parties.
Le demandeur est ainsi protégé face à la présomption de renonciation à se prévaloir d’une irrégularité issue de l’article 1466 du Code de procédure civile. La solution de la Cour de cassation permet de contrebalancer cette présomption de l’article 1466 avec une présomption de contestation de la composition du tribunal arbitral. Il existe dorénavant un automatisme entre l’invocation d’une clause pathologique devant le tribunal arbitral par le demandeur et la contestation de la régularité de la désignation des arbitres, la première emportant nécessairement la seconde.