La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans son arrêt du 1er avril 2020 (n°19-83969), vient d’avoir l’occasion de renforcer la souveraineté de l’Etat français et de sa justice.
En l’espèce, le dirigeant d’une société est poursuivi par la justice pénale française pour corruption d’agents publics étrangers. Il était chargé, par des sociétés constituées en joint-venture ayant remporté un appel d’offres relatif à la construction d’une usine de liquéfaction de gaz naturel au Nigéria, de prestations de lobbying auprès des autorités du pays. L’approbation de ces contrats de prestations de lobbying entre la joint-venture et la société du dirigeant mis en cause est intervenue à Paris. En fait de lobbying, le dirigeant est accusé d’avoir rémunéré des hommes politiques nigérians qui ont joué le rôle d’intermédiaires entre les dirigeants de la joint-venture et les autorités nigérianes.
Le prévenu est également poursuivi pour les mêmes faits par les juridictions américaines, dans la mesure où la loi américaine réprimant la corruption d’agent public étranger est d’application extraterritoriale. Celui-ci a donc conclu un accord (plea agreement) avec les autorités judiciaires du Texas le 11 mars 2011, aux termes duquel il a renoncé à contester sa culpabilité et à son droit de ne pas s’auto-incriminer.
Par un jugement du 24 juin 2014, les juges du fond ont constaté l’extinction de l’action publique en application de la règle ne bis in idem. Dans le cas présent, l’application de ce principe empêcherait la justice française de poursuivre le prévenu si celui-ci a déjà été jugé définitivement à l’étranger pour les mêmes faits, en l’espèce via sa signature du plea agreement aux Etats-Unis. La Cour d’appel de Paris a confirmé ce jugement dans un arrêt du 21 septembre 2016, relevant que le plea agreement entre la juridiction américaine et le prévenu était un « choix délibéré et personnel » de ce dernier.
Saisie sur pourvoi du procureur général, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel dans sa décision du 17 janvier 2018 et a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Versailles. Au visa des articles 692 du Code de procédure pénale et 113-9 du Code pénal, la Cour de cassation a rappelé que « les décisions rendues par des juridictions étrangères n’ont l’autorité de la chose jugée que lorsqu’elles concernent des faits commis en dehors du territoire de la République ». Or, la Cour d’appel de Paris avait reconnu que les faits avaient été partiellement commis sur le territoire français, les contrats de prestations de lobbying ayant été approuvés dans des hôtels parisiens. La Cour de cassation en a conclu que la comparution du prévenu devant la juridiction française n’était pas régie par le plea agreement. En conséquence, l’application de la loi pénale française est justifiée et le prévenu va devoir répondre de ses actes devant la justice française et pouvoir exercer ses droits de défense devant le juge français.
Dans son arrêt du 9 mai 2019, la Cour d’appel de Versailles est allée dans le sens de la Cour de cassation, déclarant le prévenu coupable de corruption active d’agent public étranger et le condamnant à 30 000 euros d’amende, outre des mesures de confiscation. Selon la juridiction d’appel, un brin pince-sans-rire, plaider coupable aux termes du plea agreement ne signifie pas nécessairement que le prévenu renonce à nier sa culpabilité devant une juridiction étrangère dans la mesure où une telle décision dans le « contexte des procédures judiciaires américaines », peut obéir à un choix stratégique d’ « éviter à tout prix la tenue d’un procès aux conséquences incertaines et éventuellement dramatiques ».
De plus, il ne ressort pas explicitement des termes du plea agreement que les obligations contenues dans l’accord doivent s’appliquer devant les juridictions étrangères, le prévenu pouvait donc se défendre devant la justice française.
Le demandeur s’est pourvu en cassation. Il soutient dans son moyen que la Cour d’appel a méconnu l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui garantit les droits des parties dans un procès équitable. La Cour d’appel n’aurait pas recherché en quoi les restrictions au droit de se défendre, contenues dans le plea agreement, étaient nécessaires et proportionnées.
La Cour de cassation rejette le pourvoi en déclarant que « le moyen qui tend à soumettre les poursuites régulièrement engagées par une autorité judiciaire française à un contrôle de nécessité et de proportionnalité est infondé en ce qu’il se heurte à la souveraineté de l’Etat français et au principe d’opportunité des poursuites ».
Dans le premier arrêt rendu dans cette affaire, la Cour a rappelé que dès lors qu’un élément constitutif de l’infraction est commis sur le territoire national, elle peut être poursuivie par les juridictions répressives françaises. Selon les articles 692 du Code de procédure pénale et 113-9 du Code pénal, seulement en ce qui concerne les infractions commises hors du territoire de la République, aucune poursuite ne peut être exercée contre une personne justifiant qu’elle a été jugée définitivement à l’étranger pour les mêmes faits et, en cas de condamnation, que la peine a été subie ou prescrite.
Cependant, la jurisprudence a précisé que l’exception de la chose jugée à l’étranger prévue par ces articles ne saurait faire obstacle à l’exercice de poursuites exercées sur le fondement de la compétence territoriale française (Cass. crim. 8 juin 2005, n° 05-81.800). C’est donc tout naturellement que la Cour de cassation a écarté la règle ne bis in idem et constaté l’application de la loi pénale française du fait de la réalisation d’un élément constitutif de l’infraction sur le territoire de la République. Le contraire porterait atteinte à la souveraineté nationale car, dès lors qu’une infraction troublant l’ordre public se réalise sur son territoire, il appartient à la justice de pouvoir engager des poursuites.
En outre, on peut souligner qu’en l’espèce le plea agreement ne pouvait revêtir l’autorité de chose jugée d’une décision de justice étrangère. Il nous paraît évident qu’un tel accord transactionnel, ‘négociant’ les droits de la défense et passé entre deux parties, n’a pas la même autorité qu’un jugement définitif rendu par un tribunal américain. La Cour de cassation a par ailleurs confirmé cette solution, sans toutefois se prononcer directement sur la nature de l’accord, dans l’affaire Pétrole contre nourriture (Cass. crim. 14 mars 2018, n° 16-82.117). La chambre criminelle a une fois de plus écarté le principe ne bis in idem du fait de la réalisation en France d’un fait constitutif de l’infraction poursuivie.
Dans son second arrêt rendu dans cette affaire, la Cour de cassation est allée encore plus loin en rejetant catégoriquement l’intervention d’un « contrôle de nécessité et de proportionnalité » sur des poursuites régulièrement engagées par les juridictions françaises, un tel contrôle se heurtant à la souveraineté de l’Etat français et au principe d’opportunité des poursuites. Dans son moyen, le demandeur soutenait notamment que ses obligations contenues dans le plea agreement étaient nécessaires et proportionnées au regard de ce qu’il restait de l’atteinte portée à l’intérêt protégé par l’infraction de corruption d’un agent public étranger, et ce, compte tenu de l’exécution de la condamnation prononcée à l’étranger par un Etat partie à la Convention OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions internationales du 17 décembre 1997.
Cette Convention a vu le jour sous la pression des Etats-Unis, qui possèdent depuis longtemps un arsenal législatif pour lutter contre la corruption d’agents publics étrangers (Foreign Corrupt Practice Act de 1977). Signataire de la Convention, la France a transposé ses dispositions dans son droit interne par la loi du 30 juin 2000. La doctrine a souvent relevé le manque d’efficacité des juridictions françaises pour poursuivre les auteurs de corruption d’agents publics étrangers au niveau international, ce qui a été confirmé par un rapport de l’OCDE publié en 2012 sur la mise en œuvre par la France de la Convention.
Le législateur français a tenté de mieux armer la justice française dans la lutte contre la corruption avec la loi Sapin 2 promulguée le 9 décembre 2016, en instaurant notamment l’équivalent français du deferred prosecution agreement (DPA), appelé convention judiciaire d’intérêt public, qui permet aux personnes morales poursuivies pour des faits de corruption d’éteindre l’action publique contre l’exécution de certaines obligations. Néanmoins, malgré l’influence américaine sur la modernisation de la loi française, la France entend garder son garder son originalité et protéger sa souveraineté nationale. Dans ce sens, le rapport du député Raphaël Gauvain du 26 juin 2019 tend à protéger les entreprises françaises contre les actions judiciaires extraterritoriales à leur encontre afin de protéger la souveraineté judiciaire française.
La jurisprudence a donc pris le relai de ce mouvement dans la présente affaire, en conciliant efficacité de la justice française pour lutter contre la corruption et protection de la souveraineté. Tout d’abord, les juridictions françaises peuvent poursuivre les infractions dès lors qu’un élément constitutif a été commis sur le territoire national et malgré que le prévenu ait signé un accord avec une juridiction étrangère dans lequel il renonce à certains droits de défense. Ensuite, les juridictions françaises ont le monopole pour apprécier l’opportunité des poursuites et celles-ci ne peuvent en aucun cas être soumises à un contrôle de nécessité et de proportionnalité.